Covid-19 et psychanalyse dans le champ médical : une nouvelle période ?

Cet arti­cle, qui s’appuie sur ma pra­tique de psy­ch­an­a­lyste dans le champ médi­cal et avec des patients avec des mal­adies soma­tiques graves, pro­pose quelques pistes de réflex­ion à pré­cis­er pour nous pré­par­er à l’après-coup de cette pandémie ou à son instal­la­tion durable dans nos sociétés.


En 1957, la grippe asi­a­tique causa la mort d’en­v­i­ron 2 mil­lions de per­son­nes dans le monde. Qui s’en sou­vient ? C’était le début de l’essor des vac­cins con­tre des mal­adies con­tagieuses poten­tielle­ment inval­i­dantes ou mortelles.
En 1968–69, la grippe par­tie de Hong-Kong fait 31266 morts en France et tue env­i­ron un mil­lion de per­son­nes dans le monde. Comme le souligne Libéra­tion1 , ni la presse, ni les pou­voirs publics ne s’en étaient émus. Cette épidémie ne sem­ble pas avoir lais­sé de trace dans la mémoire col­lec­tive. « 1968–69 » fait surtout référence dans notre imag­i­naire col­lec­tif à la révolte de Mai 68 ou au pre­mier homme qui a marché sur la lune. Ce refoule­ment col­lec­tif doit être situé dans le con­texte de l’époque. Les ordon­nances de Robert Debré créant les hôpi­taux mod­ernes dataient de 10 ans avant cette épidémie. La pre­mière Con­ven­tion Nationale oblig­a­toire entre les médecins et la Sécu­rité Sociale qui les inté­grait dans une mis­sion de ser­vice pub­lic et garan­tis­sait pour la pre­mière fois une forme d’accès aux soins égal pour tous a été signée en 1971. La médecine mod­erne com­mençait à se con­stituer mais la mort fai­sait encore par­tie de notre quo­ti­di­en. L’espoir de la faire reculer gran­dis­sait.

Aujourd’hui, le coro­n­avirus ébran­le la planète entière et nous révèle que nous pou­vons être con­fron­tés col­lec­tive­ment à notre fragilité, au Réel du corps, et à notre mort pos­si­ble refoulées ou déniées avec les pro­grès de la médecine et l’illusion de l’invincibilité et de l’omnipotence qu’ils per­me­t­tent. Nous sommes d’autant plus pris dans cette réal­ité poten­tielle­ment trau­ma­tique et dans les effets d’imaginaire qu’elle peut pro­duire que le coro­n­avirus, avec le nom­bre de morts égrené chaque jour, envahit les médias et Inter­net. Avec le virtuel,  lié à Inter­net, et la réal­ité, tous deux exces­sifs, la pandémie risque de devenir le seul événe­ment de la planète. Ce au prix du refoule­ment col­lec­tif (ou du cli­vage col­lec­tif ?) des autres épidémies qui touchent depuis plusieurs années les pays pau­vres, comme la rouge­ole, virus le plus con­tagieux du monde selon Nature2 et du fait que le nom­bre de morts dus au COVID 19 depuis le début de l’épidémie est une frac­tion minus­cule de toutes les morts dues à d’autres caus­es depuis le début de 20203 . Nous risquons aus­si « d’oublier » les mas­sacres et les guer­res qui con­tin­u­ent, les effets du con­fine­ment sur le tis­su social et son util­i­sa­tion qui va à l’encontre de la démoc­ra­tie dans cer­tains pays (la Hon­grie et d’autres aus­si).

Avec la pénurie de moyens de préven­tion et de médica­ments dans notre société, nous décou­vrons brusque­ment les effets du déman­tèle­ment et du rationnement des soins médi­caux com­mencés insi­dieuse­ment dès les années 1980 (avec la deux­ième Con­ven­tion des médecins et de la Sécu­rité Sociale) et surtout depuis 15 ans. Elle entraine la mort des plus frag­iles (les vieux et les hand­i­capés) dans une soli­tude extrême à cause des con­signes san­i­taires strictes qui oublient le psy­chique. L’éthique est appelée à la rescousse d’une poli­tique de tri des patients à soign­er dans ce con­texte4 .

Au-delà de la men­ace incon­testable pour notre san­té qu’elle représente, la pandémie actuelle est une con­struc­tion sociale, comme le fut en son temps l’hystérie , puis la pandémie de 1969. Elle fut le point de départ d’importants travaux dans les pays dévelop­pés sur le vac­cin de la grippe qui s’intégraient dans le développe­ment d’une médecine de soins et de préven­tion visant à faire reculer au max­i­mum la mort et le hand­i­cap. Cette péri­ode a per­mis l’ouverture d’un espace pour la pra­tique psy­ch­an­a­ly­tique dans le champ médi­cal comme en témoignent l’essor des groupes Balint puis les travaux de nom­breux psy­ch­an­a­lystes.
Leur pra­tique dans le champ médi­cal s’intégrait dans une péri­ode d’avancées thérapeu­tiques pro­longeant celle des années 60 et rompant aus­si avec la péri­ode précé­dente. D’autres mod­èles du biologique, de la démarche diag­nos­tique et thérapeu­tique se sont  en effet dévelop­pés. Les avancées des con­nais­sances et des thérapeu­tiques ont sus­cité par­mi les soignants des inter­ro­ga­tions sur les con­séquences de la mal­adie et des soins pro­posés sur le devenir psy­chique des patients et de leurs proches. D’où les deman­des adressées aux psy­ch­an­a­lystes. Les pro­grès de la médecine ont été peu à peu con­tre­bal­ancés par les effets, en France, du déman­tèle­ment du sys­tème de soins dont on perce­vait les effets, et que la crise actuelle a dévoilés avec bru­tal­ité .

Dans notre pra­tique clin­ique dans le champ médi­cal, il nous fal­lait jusqu’ici tenir compte à la fois des avancées de la médecine et des effets du déman­tèle­ment du sys­tème de soins dans le dis­cours des patients. Il nous fal­lait enten­dre leurs attentes des bien­faits de la médecine et leurs plaintes ou celles de leurs proches vis-à-vis de celle-ci comme une réal­ité, qui s’interpénètre avec le trans­fert, leur expéri­ence sub­jec­tive de la mal­adie, leur psy­chopatholo­gie, et leur his­toire per­son­nelle et famil­iale.
La péri­ode ouverte par le coro­n­avirus dévoile à la fois la prodigieuse rapid­ité de la recherche médi­cale, mais aus­si les effets con­tra­dic­toires du développe­ment de la médecine des preuves, et ceux négat­ifs de la rentabil­i­sa­tion finan­cière du sys­tème de san­té. Com­ment pour­rons-nous enten­dre ces réal­ités sou­vent mas­sives dans notre pra­tique ?  Risquent-elles de faire bas­culer le dia­logue ana­ly­tique du côté de la réal­ité au détri­ment de la ten­sion habituelle et néces­saire entre psy­chique et réal­ité ?  Cette péri­ode clôt-elle celle des soins pos­si­bles pour tous ouverte après la deux­ième guerre mon­di­ale qui a per­mis le développe­ment de la psy­ch­analyse en milieu médi­cal ? Les psy­ch­an­a­lystes pour­ront-ils avoir une place dans le champ médi­cal qui ne soit pas la cau­tion des effets de la pénurie de soins, quelle que soit la qual­ité des soignants ?

Et la clin­ique ?

Nous pou­vons penser que, quand la crise due à cette pandémie sera ter­minée, beau­coup voudront fer­mer au plus vite la porte à ce passé ou y res­teront enfer­mé. Pour les aider à trou­ver des posi­tions plus sat­is­faisantes, il sera utile de dif­férenci­er les élé­ments, intriqués de façon com­plexe, con­sti­tu­tifs de cette crise dans le psy­chique, qui risquent d’avoir des con­séquences sur notre pra­tique. J’en abor­de ici quelques uns.

Une « mère société défail­lante » ?

Pour la pre­mière fois depuis 70 ans en France, il existe une pénurie de médica­ments, de matériel de pro­tec­tions pour les soignants et les patients et de moyens de préven­tion de l’épidémie, ce qui a des con­séquences sur le nom­bre de décès. D’où une perte de con­fi­ance partagée par de nom­breux citoyens (et donc des patients, des soignants et des ana­lystes) dans la « mère société ». Celle-ci (et pas seule­ment une insti­tu­tion soignante en crise) n’assurerait plus la “sécu­rité nar­cis­sique de base“5 de ses mem­bres. Ceci peut entraîn­er, comme pour le bébé con­fron­té à un envi­ron­nement défail­lant, une perte de con­fi­ance dans l’ordre du monde et sa fia­bil­ité. Si elle est trop impor­tante, le patient, comme l’analyste, peut éprou­ver des angoiss­es archaïques décrites par Win­ni­cott dans La crainte de l’effondrement qui découlent aus­si de la façon dont le nour­ris­son a tra­ver­sé les pre­miers moments de sa vie et de l’expérience du biologique qui lâche lors de mal­adies soma­tiques. Elles risquent d’être d’autant plus désta­bil­isatrice que les points d’appui extérieurs, soci­aux et médi­caux, qui per­me­t­tent de les con­tenir plus ou moins, sont poten­tielle­ment défail­lants et que les fan­tasmes et les mécan­ismes de défense de l’analyste sont plus exac­er­bés dans ce con­texte de crise. Les angoiss­es archaïques poten­tielle­ment en « roue libre » peu­vent favoris­er la destruc­tiv­ité et le pas­sage à l’acte6 . Ceci d’autant plus que le cadre des séances est moins con­tenant. Les mod­i­fi­ca­tions de celui-ci pro­posées aux patients rap­pel­lent inévitable­ment la réal­ité de la crise san­i­taire. La résur­gence d’angoisses archaïques peut favoris­er ou major­er le doute sans lim­ite présent chez des patients avec une mal­adie soma­tique grave quand il y a con­fronta­tion à la mort, qui par déf­i­ni­tion est sans lim­ites7 ,  ou son envers, le « bloc de cer­ti­tude » et de sus­pi­cion. Par exem­ple, une patiente, qui n’a con­fi­ance en per­son­ne, doute de la réal­ité de la pandémie et en fait une créa­tion des poli­tiques. Ici le sen­ti­ment d’irréalité créé par le doute et les con­struc­tions fan­tas­ma­tiques qui en résul­tent coex­is­tent avec un excès de réal­ité.

Des vœux de mort qui pour­raient devenir réal­ité ?

L’analyste partage inévitable­ment le biologique qui con­stitue tout humain avec son analysant, mais il risque de l’oublier, ou préfère l’oublier, en cen­trant son atten­tion unique­ment sur les aspects psy­chiques. A l’inverse de ce qui se passe pour l’analyste quand il suit des patients avec d’autres mal­adies soma­tiques graves, nous sommes pris, comme eux, dans une angoisse con­cen­trée dans le temps, exac­er­bée par les mesures imposées par le gou­verne­ment pour lut­ter con­tre le risque de con­ta­gion et par les infor­ma­tions dif­fusées de façon répéti­tive sur les médias et sur Inter­net.  Le coro­n­avirus, « un incon­nu » me dis­ait une patiente, peut être présent dans notre corps sans symp­tômes ou en créer de majeurs. Cha­cun– et pas unique­ment les patients avec une mal­adie soma­tique– est con­fron­té à l’inconnu du Réel du corps et de sa mort pos­si­ble. L’analyste est inclus, comme ses patients, dans la com­mu­nauté des « enne­mis poten­tiels ». Com­ment, dans la ren­con­tre avec les patients per­me­t­tre, dans ces con­di­tions, le jeu des appar­te­nances et les iden­tités par­tielles si impor­tantes dans l’ouverture d’une poten­tial­ité de change­ment ? Quels seront les effets dans la pra­tique ana­ly­tique d’une expéri­ence col­lec­tive qui aura majoré, ou don­né une réal­ité tan­gi­ble aux mou­ve­ments agres­sifs, à la destruc­tiv­ité, aux vœux de mort ? Ce d’autant plus que le dan­ger est inévitable­ment représen­té par le choix de faire des séances par télé­phone ou inter­net ou, pour ceux qui ont con­tin­ué à recevoir dans leur cab­i­net, par des change­ments dans l’agencement du cab­i­net, de l’espace divan et fau­teuil ou fau­teuil et fau­teuil, par l’espacement des séances qui mod­i­fient les horaires de ren­dez-vous, ou encore par des change­ments d’attitude de l’analyste ou du patient.

Au début de la pandémie, un patient atteint d’une mal­adie soma­tique chronique, me tend la main pour me dire bon­jour comme il en a l’habitude. Il a besoin de con­tact physique et d’une rela­tion sociale qui met l’agressivité à dis­tance. Je ne change pas cette habi­tude. Mais une peur sur­git en moi. Je ressens ce geste comme un dan­ger. La semaine suiv­ante, après avoir réfléchi, je refuse sa poignée de main en dis­ant « on ne le peut pas en ce moment ». Dans la séance, il tou­sse, se mouche, tord son mou­choir autour de son doigt. Il me mon­tre ain­si sa détresse cor­porelle et le fait qu’il main­tient néan­moins une posi­tion active à tout prix en faisant l’effort de venir au ren­dez-vous. J’ai le fan­tasme (qui peut devenir réal­ité ?) qu’il va réelle­ment me tuer ou au moins me ren­dre malade. J’ai une envie fugi­tive de lui pro­pos­er un masque et de lui rap­pel­er les règles de préven­tion pour qu’il prenne soin de lui (à cause de par­ents insuff­isants, il a le sen­ti­ment qu’il n’en vaut pas la peine).  Mais cette propo­si­tion vise surtout à me pro­téger. L’asymétrie entre nous vac­ille, nous pou­vons partager la même mal­adie. Dans l’après-coup, je pense qu’il me fait vivre les vœux de mort de sa mère vis-à-vis de lui ou les siens vis-a-vis d’elle et qu’il essaye de me faire percevoir dans mon corps le risque de con­fronta­tion à sa mort pos­si­ble qui a été la sienne. Durant le con­fine­ment quelques jours après cette séance, je ne peux cepen­dant m’empêcher de compter pen­dant un bref moment le nom­bre de jours à par­tir de cette séance où un con­tact avec le virus peut engen­dr­er la mal­adie.

La mort mas­sive des per­son­nes âgées dans les maisons de retraite, les con­signes d’isolement qui ont rompu les liens physiques néces­saires entre par­ents, grands-par­ents, enfants, petits-enfants, inter­vient après des mois de con­flits soci­aux autour du pro­jet de réforme des retraites et du débat sur le coût des per­son­nes âgées pour la société. Cet enchaine­ment ren­dra t‑il plus aigü le risque que les vœux de mort de cha­cun soient perçus comme une réal­ité portée aus­si par la société ? Dans le fan­tasme d’un patient, qui fait écho aux thès­es qui cir­cu­lent sur Inter­net, le coro­n­avirus a été fab­riqué parce qu’il y a trop de monde sur terre et qu’il faut en tuer trois mil­liards. La mort des per­son­nes âgées dans les maisons de retraite favoris­era t‑elle une cul­pa­bil­ité, refoulée ou non, à la fois indi­vidu­elle et tra­ver­sant la société dont nous sommes col­lec­tive­ment respon­s­ables ? Qu’en sera-t-il des aléas du tra­vail de deuil pour ceux qui ont per­du un proche dans ces con­di­tions et pour qui les rites autour du mourir et de l’enterrement ont été mal­menés  pour des raisons san­i­taires ?

L’intime, l’étranger, les fron­tières

Le coro­n­avirus induit une grande peur dans tous les pays, et encore plus quand il survient, comme en France, après celle du ter­ror­isme et de la rad­i­cal­i­sa­tion. Le virus, qui vient de Chine, incar­ne l’autre venu de l’extérieur et l’étranger. De nom­breuses infor­ma­tions cir­cu­lent dans les médias et sur Inter­net sur la respon­s­abil­ité de la Chine dans la pandémie. Ceci risque d’exacerber les inter­ro­ga­tions présentes dans d’autres mal­adies soma­tiques graves sur les inter­férences dan­gereuses entre l’intérieur et l’extérieur et sur l’intime et l’étranger que représente le biologique qui nous con­stitue. Le COVID 19 est d’autant plus étranger et intime que les virus seraient à l’origine de la plus grande par­tie de notre infor­ma­tion géné­tique8 .  Chez un patient, le virus s’intègre dans un fan­tasme de scène prim­i­tive où l’intime ren­con­tre l’étranger. Ce patient pense que son père, qu’il ne con­nait pas, pour­rait être maghrébin. Lors d’une séance, le coro­n­avirus devient la créa­tion des étrangers (les musul­mans, les ter­ror­istes) qui désta­bilisent notre société qui ne con­tient plus la vio­lence du patient comme elle le fai­sait aupar­a­vant.

La pandémie affaib­lit les fron­tières entre le poli­tique, le médi­cal et le sci­en­tifique. Parce qu’elle nous touche tous et dans le monde entier, elle abolit les fron­tières entre médecins et malades, ana­lystes et patients, mais aus­si celles entre les pays qui par ailleurs les fer­ment pour se pro­téger du virus. Dans le con­texte poli­tique de la crise migra­toire, le virus pour­rait être le représen­tant de la men­ace incar­née par tout étranger qui sus­cite tant de fan­tasmes dans la société et par­mi nos patients. Com­ment dès lors tra­vailler dans la ren­con­tre ana­ly­tique la ques­tion de l’intime et de l’étranger en nous et en dehors de nous ? Quel effet aura cette sit­u­a­tion sur le sen­ti­ment des lim­ites du corps, du dedans et du dehors, sur le fonc­tion­nement du pare-exci­ta­tion ? Quels effets auront sur les rap­ports des patients aux médecins, sur le rap­port au médi­cal, le fait que cha­cun ne soit plus claire­ment défi­ni par sa fonc­tion et que le médi­cal et le poli­tique devi­en­nent des champs peu dif­féren­ciés ? Quels seront les effets sur notre vie psy­chique incon­sciente, et notre équili­bre, entre scep­ti­cisme et croy­ance, du dis­cours sci­en­tifique qui par­ticipe désor­mais à notre quo­ti­di­en, sans que nous ayons les com­pé­tences pour le décrypter ?  Quel espace pour les ana­lystes face à ce dis­cours sci­en­tiste qui par­ticipe à l’excès de réal­ité qui nous entoure ? Com­ment s’y con­fron­ter en gar­dant notre champ spé­ci­fique, celui de la « causal­ité psy­chique incon­sciente »9  ?

Le con­fine­ment

Avec le con­fine­ment, comme des patients avec une mal­adie soma­tique grave, bien que nous ne soyons pas malades, nous risquons de faire l’expérience de la pas­si­va­tion et de l’impuissance, source de régres­sion. Com­ment main­tenir dans ces con­di­tions une asymétrie bien tem­pérée dans la ren­con­tre psy­ch­an­a­ly­tique ? Cette sit­u­a­tion nous con­fron­terait-elle à un « point de capi­ton »10  où con­ver­gent notre his­toire per­son­nelle et famil­iale, notre rap­port à la mal­adie présente ou à venir, l’excès de réal­ité de la pandémie que le con­fine­ment et le traite­ment social et médi­a­tique de la mal­adie nous rap­pel­lent chaque jour, la frag­ili­sa­tion induite par le con­fine­ment ?
La lim­i­ta­tion de nos déplace­ments et leurs con­trôles ren­voient des patients avec des mal­adies soma­tiques graves à la « dic­tature du biologique » sur leur vie et d’autres à la dic­tature de leur pays d’origine, les deux pou­vant être intriqués. Elle serait plus implaca­ble que dans d’autres mal­adies soma­tiques car elle con­cerne tout le monde et lim­it­erait les fan­tasmes d’un ailleurs et d’un des­tin indi­vidu­el qui peu­vent enfer­mer mais aus­si ouvrir à d’autres pos­si­bles.

Devenir « à risque »

Le développe­ment de la médecine pré­dic­tive depuis les années 1990, en par­ti­c­uli­er grâce à l’évolution des con­nais­sances en géné­tique, sus­cite de nom­breuses réflex­ions éthiques sur les effets psy­chiques et soci­aux des annonces d’un risque médi­cal poten­tiel. Des psy­ch­an­a­lystes tra­vail­lent dans des ser­vices hos­pi­tal­iers où ces ques­tions se posent. La com­plex­ité des posi­tions psy­chiques indi­vidu­elles, la réflex­ion préal­able sur la pru­dence néces­saire à toute annonce ain­si que celle sur les con­flits de valeur aux­quels les soignants sont con­fron­tés, font par­tie en principe de la médecine pré­dic­tive.
Dans un con­texte d’urgence et d’émoi, les annonces sans indi­vid­u­al­i­sa­tion des sci­en­tifiques et des poli­tiques, relayées par les médias et Inter­net, sur des « sujets à risque » sus­cep­ti­bles de dévelop­per des formes graves, l’idée d’un con­fine­ment spé­ci­fique de ces derniers qui a finale­ment été aban­don­né, vont à l’encontre de la réflex­ion dévelop­pée depuis des années.
A la com­mu­nauté de ceux mis en dan­ger ou qui peu­vent met­tre en dan­ger se rajouterait une com­mu­nauté de « sujets à risque » dans laque­lle pour­raient être pris patients et ana­lystes. Dans ce con­texte, le sen­ti­ment de son iden­tité, le rap­port à ses objets de désir et aux autres, risquent brusque­ment de vac­iller, d’où des effets de sidéra­tion et des angoiss­es poten­tielle­ment trau­ma­tiques. Devenir « sujet à risque » à cause de son âge ou de patholo­gies soma­tiques, et ce en fonc­tion de critères sta­tis­tiques, met en doute bru­tale­ment la con­fi­ance que l’on peut avoir en son corps et le sen­ti­ment de sa per­ma­nence. Ceci peut aggraver le désar­roi et les angoiss­es liées au sen­ti­ment d’un corps qui lâche chez les patients avec des mal­adies soma­tiques.

Le con­texte de la pandémie ne per­met pas de s’appuyer sur le temps néces­saire au tra­vail d’élaboration pour pou­voir inté­gr­er dans son espace psy­chique d’autres effets poten­tielle­ment graves de sa mal­adie ou de son vieil­lisse­ment. Com­ment la vio­lence de ce dis­cours et ses effets, sidéra­tion, angoiss­es ou mécan­ismes de défense induit-il la déci­sion des ana­lystes con­cernés de mod­i­fi­er le cadre des séances en pro­posant des séances par télé­phone ou Inter­net, tiers pro­tégeant de la con­ta­gion? Pro­tec­tion du patient ou de l’analyste ? Com­ment cette déci­sion a‑t-elle pu être élaborée ? Quels effets aura-t-elle sur le trans­fert et le proces­sus de la cure pen­dant et après l’épidémie ?
Der­rière le débat sur le cadre de la cure en cette péri­ode  qui sem­ble divis­er ceux qui ont choisi de con­tin­uer les séances par télé­phone ou Inter­net et ceux qui con­tin­u­ent à recevoir des patients à leur cab­i­net, il me sem­ble retrou­ver ces ques­tions.

L’après coup de la mal­adie

De nom­breuses per­son­nes ont fait, avec le coro­n­avirus, l’expérience de la réan­i­ma­tion dans une soli­tude inhab­ituelle liée aux mesures san­i­taires et à la néces­sité de par­er au plus pressé. En dehors des séquelles physiques et cog­ni­tives éventuelles des formes graves de cette mal­adie, qu’en sera-t-il de l’expérience sub­jec­tive des patients durant l’hospitalisation et dans l’après-coup ? En quoi sera-t-elle sem­blable et dif­férente de celles tra­ver­sées dans d’autres mal­adies soma­tiques dans des péri­odes san­i­taires et sociales moins excep­tion­nelles ? Il con­vien­dra sans doute, dans les ren­con­tres ana­ly­tiques avec les patients qui ont été dure­ment frap­pés par le COVID 19, de s’appuyer sur l’expérience acquise avec d’autres qui ont con­nu des sit­u­a­tions soma­tiques proches. Mais il con­vien­dra aus­si d’être atten­tif aux ques­tions ouvertes par cette expéri­ence spé­ci­fique. La ten­ta­tion sur un mode défen­sif de théories ou d’interprétations « ready-made » risque d’être impor­tante. Nous avons, en effet, été pris « dans la même galère » que nos patients.

NOTES :

  1. Corinne Ben­si­mon, 1968 la planète grip­pée, Libéra­tion du 7 Décem­bre 2005, https://www.liberation.fr/france/2005/12/07/1968-la-planete-gripp…
  2. « Why measles deaths are surg­ing —and coro­n­avirus could make it worse » pub­lié sur le site inter­net de Nature, le9 avril 2020 et traduit dans Pour La Sci­ence du 15 Avril 2020. « Le virus de la rouge­ole, très con­tagieux, con­tin­ue de se propager dans le monde. En 2018, le nom­bre de cas aurait atteint 10 mil­lions, avec 140 000 décès, soit une aug­men­ta­tion de 58 % depuis 2016 […] dans les pays pau­vres […] il est pra­tique­ment impos­si­ble de fournir le vac­cin aux per­son­nes qui en ont besoin […] la sit­u­a­tion s’aggravera avec la pandémie de Covid-19 : plus de 20 pays ont déjà sus­pendu les cam­pagnes de vac­ci­na­tion con­tre la rouge­ole ».
  3. Richard Cash, Vikram Patel : The art of med­i­cine. Has Covid 19 sub­vert­ed glob­al health, Lancet, Pub­lished Online­May 5, 2020 https://doi.org/10.1016/ S0140-6736(20)31089–8
  4. Voir le rap­port du Comité Con­sul­tatif Nation­al d’Éthique du 13 Mars 2020 pub­lié dans le Quo­ti­di­en du médecin du 13 Mars 2020 qui pré­conise des « cel­lules éthiques de sou­tien » pour les médecins si ceux-ci doivent tri­er les patients faute de moyen. Voir aus­si les critères de tri de ceux-ci dans « Enjeux éthiques de l’accès aux soins de réan­i­ma­tion et autres soins cri­tiques dans le con­texte de pandémie COVID-19, pistes d’orientation pro­vi­soire (16 mars 2020), RPMO (recom­man­da­tions pro­fes­sion­nelles pluridis­ci­plinaires opéra­tionnelles).
  5. Didi­er Anzieu, Le groupe et l’Inconscient, Paris, Dun­od, 1999
  6. Bian­ca Lecheval­li­er : Le souf­fle de l’existence, Paris, In Press, 2016
  7. Daniel Oppen­heim : L’enfant et le can­cer, la tra­ver­sée d’un exil, Paris, Bayard, 1996
  8. Pour La sci­ence, Novem­bre 2016, 469, p 43 et 44
  9. J. Lacan : Les qua­tre con­cepts fon­da­men­taux de la psy­ch­analyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 25.
  10. Jacques Lacan : Le sémi­naire, livre III, Les Psy­choses, Paris, Le Seuil, 1981, Chapitre XXI, p. 293–306.